Préface de Jean-Claude Risset
La musique tire parti depuis toujours de la technologie de son temps: elle est aujourd’hui aux avant-postes de l’informatique. Cet ouvrage de Robert Rowe en témoigne.
Depuis peu, on parle beaucoup d’interactivité. Internet permet d’accéder a des banques de données du monde entier; on s’attend à un développement considérable du multimedia — de la transmission de textes, images et sons sur les « autoroutes de l’information » ; et l’on s’interroge sur les modalités d’interaction que permettra cet accès a distance. La musique se joue : la problématique de l’interactivité et du temps réel etaient apparus très tot dans le développement de l’informatique musicale.
Initialement les ordinateurs étaient trop lents et trop incommodes pour permettre un usage interactif, mais les premières stations de travail, utilisant des ordinateurs dédiés et permettant la modification des sons musicaux en temps réel, sont apparues dès la fin des années 60. Dans les années 70, de courageux pionniers comme Kobrin et Appleton emportaient déjà des ordinateurs pour leurs tournées de concert. Depuis 1975, l’IRCAM a contribué à faire connaître la musique numérique au delà des cercles spécialisés : le thème du temps réel y est emblématique, avec des pièces comme Répons de Boulez ou Jupiter de Manoury. Pour mettre en oeuvre une relation de type instrumental avec l’ordinateur, l’ACROE a développpé des transducteurs gestuels interactifs et des simulations de mécanismes physiques qui produisent des résultats sonores, mais aussi visuels et tactiles, anticipant sur les « realites virtuelles ». MAX, logiciel conçu par Puckette pour l’interaction musicale, est un programme exemplaire de gestion du temps. En 1992, Redolfi a organisé un concert transatlantique: les commandes par geste des musiciens à Nice étaient transmises par satellite pour agir sur des dispositifs musicaux à Los Angeles.
C’est que la musique est exigeante, au point de susciter des avancées techniques, voire des visions scientifiques. Ainsi l’idée de l’intelligence artificielle est sans doute apparue pour la première fois il ya cent cinquante ans, lorsque Lady Lovelace suggéra qu’on pourrait utiliser l’impressionnante machine à calculer de Babbage pour composer des morceaux de musique. Il y a environ quarante ans, Hiller et d’autres écrivirent les premiers programmes de composition automatique, et Mathews mit en oeuvre à des fins musicales le codage numérique des sons, réalisant le premier enregistrement numerique — suivant le principe utilisé aujourd’hui dans les disques compacts — et la première synthèse sonore par ordinateur. Le recours à l’informatique a ouvert un monde sonore nouveau, complémentaire des sons acoustiques: les musiciens utilisent souvent en symbiose matériaux acoustiques et numériques. Depuis l’apparition vers 1983 de la norme MIDI et des synthétiseurs commerciaux, l’informatique musicale touche un large public.
Mais les ressources musicales nouvelles ne poussent pas spontanément dans le terreau de la technologie. Ce qui est déterminant pour les faire surgir, c’est l’investissement intellectuel, la réflexion, le savoir-faire, la définition des fonctions à assurer : la technologie joue pour les mettre en oeuvre un rôle indispensable mais subordonné, ancillaire. Il faut maîtriser musicalement les possibilités nouvelles : c’est l’enjeu essentiel de la recherche musicale. L’exploration de la synthèse des sons a imposé une meilleure compréhension du son musical et de sa perception. La varieté des timbres disponibles sur les synthétiseurs numériques ne résulte pas de manipulations empiriques de boutons et manettes : ce sont les travaux de musiciens-chercheurs comme Chowning qui en ont donné les clés. Il n’en va pas autrement avec le problème de l’interactivité: d’où l’importance de cet ouvrage, qui expose les principes fonctionnels et musicaux des interactions mises en oeuvre à l’aide des technologies du temps réel.
Nul n’etait mieux placé que Robert Rowe pour écrire sur les systèmes musicaux interactifs. Rowe est un musicien-chercheur qui a travaillé au Media Lab du Massachusetts Institute of Technology, à New York University, mais aussi à l’IRCAM. Il est l’un des premiers à avoir accompli un effort important pour injecter une certaine « intelligence » musicale dans les programmes qui régissent l’interaction : ses réalisations en font un acteur important du domaine, mais il manifeste aussi une capacité théorique qui donne à son ouvrage une porteé durable, par delà les technologies éphémères. Rowe présente ainsi les grandes tendances des réalisations interactives récentes, en classant de façon très pertinente les concepts qui les sous-tendent. L’ouvrage de Rowe est utile par la vision synoptique et l’analyse réfléchie qu’il donne du domaine et de ses démarches diverses, mais aussi par les informations détaillées qu’il fournit sur ces démarches. Grâce au CD-ROM qui accompagne le livre, le lecteur peut entendre des échantillons musicaux de diverses musiques « interactives », et, s’il dispose d’un ordinateur et d’une interface MIDI, les programmes l’aideront à reproduire ou développer telle ou telle démarche.
Dans notre epoque impatiente — celle du zapping — il faut savoir se défier des apports du « temps reel». Virilio nous met en garde contre les dangers de la vitesse : la réaction rapide remplace la réflexion par le réflexe. Le temps réel n’est pas celui de la composition, qui se fait « hors-temps », en se libérant par l’écriture de la tyrannie de I’écoulement du temps. J’ai souvent dénoncé la tentation de se livrer au temps réel comme les chrétiens étaient livrés aux bêtes fauves. Comme avec le cube Rubik, ce n’est pas par des tâtonnements empiriques, par des manipulations aveugles qu’on risque d’arriver à des configurations musicales fortement structurées et pouvant présenter un caractère de nécessité esthétique.
Ceci dit, l’interactivité peut éviter ces écueils, et le temps réel bien compris offre des possibilités nouvelles et précieuses : j’ en ai moi-même tiré parti. Comme la musique instrumentale, la musique numérique doit être assouplie, phrasée, il faut lui insuffler vie et expression, et le contrôle du tempo et des nuances par le geste, à l’écoute, est la façon la plus narurelle de l’interpréter. Et la commande par gestes de certains aspects compositionnels est tout à fait neuve : elle se prête à l’improvisation, à la traduction musicale d’actions spontanées, et, plus important peut-être, à la mise en oeuvre d’un banc d’essai de règles de composition, permettant au musicien d’ envisager de façon plus large les conséquences d’une contrainte, d’un processus, d’une idée, et de réagir pour arriver par étapes à un stade plus abouti — ce que l’auteur nomme la composition par « affinement ». Comme Messiaen le remarquait à propos de l’application rigoureuse d’ un formalisme, ii y a là une situation heuristique révolutionnaire, puisqu’elle force à réagir à une écriture et un résultat qu’ on n’ aurait pu imaginer.
Dans sa conclusion, Robert Rowe met l’accent sur les enjeux des systèmes interactifs : habiliter l’ordinateur à faire de la musique pas seulement pour nous, mais avec nous, en nous laissant toujours une responsabilité musicale tout en adaptant à nos possibilités techniques la difficulté des commandes à exercer. Des systèmes interactifs bien conçus pourraient aider à un nouvel essor de la pratique de la musique d’aujourd’hui, même chez des non professionnels que les problèmes techniques avaient quelque peu découragé. On peut faire de l’outil informatique un auxiliaire musical réactif, personnalisé et sensible. La musique donne l’exemple : l’interactivité bien conçue permet de développer des relations de synergie plus efficaces et plus harmonieuses avec l’ordinateur, partenaire de plus en plus présent. — Jean-Claude Risset